JEF ET SES DIABLOTINS

Ayant initié les travaux – dont les résultats joints – au sein de la Direction de l’Architecture, j’ai pris l’habitude comme les jeunes qui ont travaillé avec moi, d’appeler la place Jama El Fna “JEF”. Non seulement par commodité mais également par analogie de la chanson de Jacques Brel où alternent détresse et renaissance : (Non Jef t’es pas tout seul, mais arrête de pleurer comme ça devant tout le monde, parce qu’une demi vieille,…).

Prestige et popularité de la Place ont été en perte de vitesse des décennies durant. A l’aube du nouveau millénaire, un petit groupe essayait de leur redonner vie. Petit par la taille mais colossal par son envergure et dont la résonance devint mondiale, ce groupe a non seulement permis au “JEF” de la Place de sourire à nouveau, comme le Jef de la chanson, mais permis également comme une victoire de la passion de ses membres, d’accompagner l’entrée de la Place Jama’ al Fna dans le Patrimoine Mondial Immatériel de notre pays mais elle fut la première dans le Monde et à l’unanimité du Jury, à ouvrir la voie, depuis 1972, à une nouvelle liste de chefs-d’œuvre spécifiques de l’humain, la Liste du Patrimoine Oral et Immatériel de l’Humanité au sein de l’Unesco qui œuvre dans les domaines de l’Éducation et la Culture dans le Système des Nations Unies.

Seul, à ma connaissance, Hamid Triki, qui avait mis en contact la Direction de l’Architecture avec la Place Jama’ al Fna, pouvait décrire une telle trajectoire universelle, comme il l’avait fait du cortège inaugural de la Médersa Ben Youssef, à l’aube d’un autre millénaire, le troisième jour du mois sacré de Hijja, an 972 de l’Hégire, dans l’ouvrage éponyme qu’il a consacré à la plus vaste médersa d’Afrique. Lors de cette description minutieuse, le lecteur succombe à de multiples sollicitations visuelles, sonores et olfactives qu’orchestre l’auteur qui clôt une description dans une atmosphère hallucinante, et laisse le lecteur en transes assumer les “allégories insaisissables” de Gérard de Nerval en apprenant grâce aux “diablotins” auxquels est dédié le livre, que la cérémonie décrite n’était qu’un rêve mais que si un cortège inaugural devait avoir lieu, c’est exactement ainsi qu’il se serait déroulé.

La Place, a-t-elle été sillonnée par le cortège lors de son parcours fictif ? Comme le Campo de Sienne, réceptacle du Palio deux fois l’an qui reçoit un million de spectateurs le jour de la cérémonie ? Interrogation destinée, entre autres, aux architectes qui n’ont pas manqué de suivre l’itinéraire du haut du minaret de la Mosquée Ben Youssef, au fur et à mesure que la Place se clubmédisait, que son périmètre gagnait en hauteur ou que son voisinage protecteur disparaissait, laissant ses flancs ouverts comme ces pélicans sacrifiés, d’Alfred de Musset, chers à Hamid Triki et à ses “diablotins”.

Parmi toutes celles et ceux, en visite d’État au Maroc que Hamid a guidé dans une cité unique et dans son agora énigmatique, figurent depuis des décennies des reines et des rois, des chefs d’État, de grandes personnalités qui ont emporté le témoignage du Coryphée de la ville, du catalyseur des récits et des histoires de Marrakech ; bienheureux tous ceux qui ont entendu ces contes narrés et mimés par les diablotins de l’historien. Ce que nul ouvrage, site web ou podcast ne saurait donner ou orchestrer. Encore moins au sujet de cette place qui a beau être bombardée de titres honorifiques, de vocations mirifiques mais qui n’en reste pas moins à rechercher depuis des décennies, une identité renouvelée, un projet fédérateur, une juste place pour ses artisans, troubadours et artistes.

Lors des rencontres organisées de 2001 à 2003, nous avons essayé, à la Direction de l’Architecture, à la demande de Hamid Triki, au nom de Association “Jama’ al Fna Patrimoine oral” de cerner conceptuellement la Place. En 2003 des travaux spécifiques et des comptes-rendus synthétiques de témoins d’événements nous ont permis de postuler l’hypothèse d’une Place située “entre art et bazar”.

Vision large, vision floue mais vision provisoire qui a permis de publier conjointement les Actes de cette rencontre en 2003, de reconsidérer et d’orienter tout ce qui avait été capitalisé comme textes, réflexions, plans, illustrations, projets et esquisses de monographies d’artisans qui font la place. Vision partagée puisque totalement en accès libre sur le net, en ligne sur les liens qui vous sont indiqués.

Permettez-moi, vingt ans après, – mais peut-être est-ce le prix d’une plus-value intellectuelle nécessaire pour penser de tels projets d’urbanité et citoyenneté, de remercier Hamid Triki et les membres de l’Association Jama’ al Fna Patrimoine oral qui ont fait confiance à la Direction de l’Architecture pour la publication de “Jama’ al Fna, patrimoine oral et immatériel de l’humanité“, dans la collection des Cahiers d’Architecture et d’Urbanité en 2001, celle de “Jama’ al Fna entre art et bazar“, dans la collection des Dialogues sur la ville en 2003, ainsi que pour la présentation de “JEF à Nara” et le data show “Jama’ al Fna à Marrakech, troubadours et artistes“, présenté à Nara au Japon en octobre 2004. Documents offerts en partage, à la disposition de toutes celles et ceux qui veulent œuvrer pour la sauvegarde d’une Place qui a besoin d’un projet fédérateur crédible.

Je tiens, ici tout particulièrement, à renouveler mes remerciements également aux jeunes cadres de la direction de l’architecture pour la passion, la disponibilité́ et l’efficacité́ dont ils ont fait preuve tout au long des travaux cités ci-dessus.

Saïd Mouline
Architecte, sociologue, linguiste.
Directeur de l’Architecture, Ministère de l’Aménagement du Territoire, de l’Urbanisme et de l’Habitat, 1998 à 2006.